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Le snack content : une fausse bonne question ? — #Episode5

Georgiana Pricop

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Après avoir étudié ses origines, ses limites et son mode d’emploi, on peut désormais affirmer que le snack content n’est guère du junk content. Il nous apparaît cependant que son téléversement en masse sur les réseaux sociaux par tous les acteurs du web de manière effrénée[1] ressemble bien, quant-à-lui, à la ramasse des poubelles… Et si la question était mal posée ? Et si le problème n’était pas de savoir si le snack content était un format efficace ou non ? Et si nous déplacions le point de vue de manière à interroger plutôt son contexte de réception, autrement dit, le flux ? Ce cinquième et dernier épisode de notre série dédiée au snack content est un « article-manifeste » proposant une critique du flux, l’une de ces réalités qui semblent aujourd’hui impossibles à remettre en question sur l’ensemble des plateformes sociales. #SortezLaTêteDuFlux ! En savoir plus…

Gasters à l’hybris démesurée ou encore Chronos dévorant sa progéniture[2], ces images fortes permettent d’illustrer de manière assez précise le fonctionnement du flux proposé aujourd’hui par l’ensemble des réseaux sociaux. Mais qu’est-ce que le flux ? Comment influe-t-il sur nos réceptions des contenus et de l’information ? Quelles pistes de réflexion pour préserver la relation de confiance et de (bon) sens entre le consommateur et le producteur de contenu ?

« Ce que les réseaux font aux cerveaux »[3]

Nous sommes confrontés à un fait historique majeur : c’est la disponibilité de l’information. Au début des années 2000, au moment de l’apparition et de la démocratisation d’Internet, plus d’informations se sont publiées que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Pour accélérer les choses, 90 % des informations disponibles ont été produites ces deux dernières années.

Gérald Bronner, sociologue, auteur d’Apocalypse cognitive, PUF, Paris, 2020

Gérald Bronner, sociologue, membre de l’Académie des technologies, enseignant à l’université Paris-Diderot est un spécialiste des croyances collectives et de la cognition humaine qui prône une sociologie interdisciplinaire, ouverte aux sciences cognitives, à l’anthropologie et aux neurosciences. Dans son dernier ouvrage, Apocalypse cognitive (PUF, 2020), il pose une question fondamentale que nous allons reprendre à notre compte : « comment sauver notre temps de cerveau disponible sur le marché très concurrentiel de l’attention ? »

[Pour en savoir plus, écouter « Ce que les réseaux font aux cerveaux » sur France Culture]

En effet, comme nous l’avions déjà vu dans le troisième article de la série à travers le concept de content shock de Mark Schaefer, la production de contenus disponibles sur Internet augmenterait beaucoup plus vite que le temps et l’attention disponibles des individus à qui sont destinés les contenus (voir le schéma ci-dessous).

Gérald Bronner nuance ce concept : si l’augmentation de la quantité de contenus disponibles est absolument tangible, à cela s’ajoute également une augmentation sans précédent du temps de cerveau disponible, et ce serait le croisement de ces deux variables qui pourrait devenir nuisible, en cas d’implosion. On assisterait ainsi aujourd’hui à un « tournant civilisationnel » pour lequel le temps de cerveau disponible, gagné avec le progrès qui réduit nos tâches et nos contraintes, devient un enjeu de taille. En effet, avant les innovations perpétuelles de ces dernières décennies, qui modifient notre rapport au temps et au travail, la grande majorité des pulsions[4] de nos ancêtres répondaient à un besoin de survie. Aujourd’hui, à l’ère des réseaux et de l’hyperconnexion, nos pulsions seraient manipulées dans le contexte du marché de l’information et des contenus, et ce pour le meilleur ou pour le pire…

Il y a dans ce temps de cerveau disponible toute l’Histoire de l’humanité, le pire comme le meilleur.

Gérald Bronner

Fake news, deepfake, post-vérité, infobésité, morcellement, perte de sens ? Quelques mots pour décrire une partie de ce que constitue la société numérique actuelle.

Exercice de pensée : la société numérique pourrait aisément être définie, en déplaçant le concept bourdieusien de l’habitus, comme une « structure structurée prompte à fonctionner comme structure structurante »[5] et en perpétuelle expansion. Pourquoi tenter de réfléchir à la question d’un « habitus numérique » ou d’un homo numericus ? Nous pensons que les évolutions de ces vingt dernières années — la miniaturisation des devices, l’hyperconnexion, le flux… sont des phénomènes susceptibles d’impacter l’individu neurologiquement[6], psychologiquement et socialement. Conçus comme le prolongement de l’individu, l’ensemble des outils digitaux (devices et couches applicatives) ont donné à l’être humain l’opportunité de se créer une nouvelle identité numérique, parfois en opposition à son identité réelle. Cet habitus numérique peut constituer une échappatoire pour l’individu dans une société en manque de repères. Il fait émerger une nouvelle culture psychologique[7] qui interroge le social, le politique et l’économique… Cependant, au regard de l’actualité de cette dernière année, le réel nous rattrape ou devrait nous rattraper. Dès lors, il est de plus en plus essentiel de faire preuve d’esprit critique et de chercher à se regarder en face, de se libérer des mythes et, si nécessaire, de penser contre soi-même ! Pour Gérald Bronner, ce n’est que « par ce travail de lucidité et de rationalisme, que nous répondrons au défi civilisationnel qui se pose aujourd’hui. »

L’impact du flux sur la réception et sur la consommation de contenus

Ce ne sont pas les écrans qui sont coupables en soi, ce sont simplement des fenêtres sur ce qu’il se produit sur le marché cognitif : un alignement inédit entre toutes les offres possibles et toutes les demandes imaginables.

Gérald Bronner

Nous avons essayé tout au long des quatre épisodes précédents de remettre en question un format extrêmement répandu sur le web social, le snack content. En étudiant notamment les origines de ces micro-contenus qui foisonnent sur le web, nous avons pu déterminer que le snack content n’était en réalité qu’une adaptation de la part des producteurs de contenus aux contraintes intrinsèques des réseaux, autrement dit, l’intégration et la conformation de leurs productions à la logique du flux.

Très vite, nous avons eu l’intuition de twister la problématique de cette série d’articles. Le snack content, aussi limitatif qu’il soit, peut en effet s’avérer une stratégie marketing redoutable. Le vrai sujet est en réalité constitué par les audiences, la réception et la consommation des (micro-)contenus à l’ère de ce que nous avons appelé la société numérique. Vous l’aurez compris, nous allons parler flux et conséquences de cette exposition à l’information morcelée et morcelante.

Il va de soi que le contexte de réception d’un contenu, d’une information ou d’un récit influence sa réception. En effet, regarder un film au cinéma est souvent plus apprécié que chez soi. Regarder une vidéo pendant qu’on poursuit le scroll du flux ne revient pas au même que de la regarder en plein écran… Dans ces quelques exemples de consommation de contenus vidéo, tout se passe comme si la taille d’affichage de la vidéo était directement proportionnelle à l’attention que nous souhaitons lui donner. Ainsi, pour visionner un film d’auteur, nous nous enfermons dans une salle obscure où la connexion de nos devices est brouillée et on signe le pacte des 120 minutes environ de déconnexion du quotidien et du numérique, en même temps que le pacte fictionnel proposé par l’œuvre cinématographique. On renonce ainsi à nos extensions pour pouvoir se “connecter” et vivre pleinement le moment présent, en l’occurrence celui du film… En ce qui concerne la vidéo en plein écran, on pourrait concevoir ce contexte de réception comme une évasion du flux. L’internaute a réussi à identifier un contenu auquel il souhaite accorder son attention et il choisit de l’extraire du flux en appuyant sur le mode plein écran. Enfin, dans le cas de la vidéo en miniature qui continue à avancer sur l’un des coins de l’écran de manière concomitante à la poursuite du scroll, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’un mode de consommation passif ; la majorité de l’attention du consommateur est en effet dédiée avant tout à la poursuite de sa quête du “bon” contenu.

Mais que dit cette fonctionnalité relativement récente des plateformes comme Facebook sur l’évolution des usages ? Ce que nous retenons c’est que cette évolution fonctionnelle ne fait qu’entretenir le trop plein. Sans que l’internaute soit satisfait ou qu’il identifie un contenu qui soit digne d’être consommé ou en mesure d’accaparer sa pleine attention, il adhère à l’impératif de consommation de contenus sur le web. Atteint de malinfo, il consomme sans prêter réellement attention, restant toujours en alerte et en recherche du contenu qui lui permettra de s’extraire du flux qu’il dévore et qui le dévore. En effet, nous faisions tout à l’heure une analogie entre le fonctionnement du flux et Chronos dévorant sa progéniture. Si le snack content est bien l’enfant des médias sociaux, il nous apparaît que ces derniers le dévorent et l’utilisent comme un carburant de première qualité. Cette métaphore semble s’appliquer aussi à cet homo numericus façonné par le flux… Tout comme Chronos, divinité primordiale du temps dans la mythologie grecque, le flux vient absorber l’internaute dans une bulle virtuelle, le piège et façonne sa perception de la réalité et du temps…

Pour revenir à la question de l’attention, comme nous l’avons exposé dans l’épisode introductif de cette série d’articles, nous réfutons la théorie, souvent reprise ces dernières années sur la toile, selon laquelle la capacité d’attention des Millenials[8] serait désormais moindre que celle d’un poisson rouge — soit d’environ 9 secondes. Mais rassurez-vous ! Loin d’être des petits OVNIs pourvus de branchies et de nageoires leur permettant de naviguer aisément dans les flots du web, les Millenials, ces jeunes de 24 à 39 ans lisent des livres, parfois longs et parfois vite, regardent des films, des documentaires, vont au théâtre, fréquentent les foires culturelles, les expositions… Plus encore, les Millenials sont eux-aussi submergés par le flux, tout autant que n’importe quelle autre génération connectée ! L’image du poisson rouge demeure néanmoins stimulante, non pas pour décrire le temps de cerveau disponible ou la capacité d’attention de toute une génération, mais plutôt pour décrire un usage imposé par le fonctionnement inhérent des fils d’actualité des réseaux sociaux. Les 30 minutes théoriques prévues pour la consultation d’un article de fond sont ainsi dispersées et souvent perdues dans le flux, lequel offre une si grande diversité de propositions que l’internaute atteint d’infobésité et de la pulsion consommatrice est incapable de choisir.

Ainsi, le flux donne naissance à une perception morcelée de la réalité, contribue à l’infobésité et donne naissance à un drôle de paradoxe : dans la société numérique actuelle que certains qualifient de “post-internet”, tout se passe comme si l’abondance d’informations, au lieu de nous permettre de mieux saisir le monde et ses enjeux, ne faisait que brouiller le sens et créer des spectres…[9]

Que faire alors ? #SortezLaTêteDuFlux !

Réflexions et questionnements sur l’« intermédiation », un trait saillant de l’économie numérique

Dans les articles précédents, on formulait l’hypothèse selon laquelle la communication corporate avait fortement investi les réseaux sociaux et adopté des outils comme le snack content en raison du fait que c’était désormais là que les audiences se trouvaient… Et si on posait la question inversement ? Et si les internautes étaient allés sur ces plateformes justement grâce aux contenus ? Si cette nouvelle hypothèse s’avérait au moins en partie correcte, ne serait-il pas juste alors de penser que ce n’est pas aux contenus de s’adapter aux exigences de ces plateformes, mais plutôt inversement à ces « nouveaux » médias de s’adapter aux contenus ?

Loin de moi quelconque prétention de faire du Christopher Nolan ! C’est juste qu’en lisant beaucoup de littérature sur le sujet je me rends compte à quel point on a souvent tendance à regarder les conséquences des phénomènes sociaux numériques plutôt que de chercher à analyser leurs fondations. La question même du snack content à laquelle nous avons dédié cette série d’articles n’est qu’une fausse bonne question. Nous l’avons vu, pour comprendre l’apparition et la popularité de ce format, il est nécessaire de questionner les usages ainsi que les positionnements des grands acteurs du numérique qui façonnent aujourd’hui la société numérique dans son ensemble.

Parmi ces usages et ces positionnements, il est intéressant de se pencher sur la question de l’intermédiation, un trait saillant de l’économie numérique.

A partir des années 70, le phénomène de la désintermédiation décrit en science politique la société néo-libérale où l’individu, de moins en moins syndiqué, de moins en moins encarté, de moins en moins en proie au fait religieux, ne compte plus sur les grandes structures façonneuses de récits et de réalités qui édictaient historiquement la marche à suivre. L’apparition et la démocratisation d’internet n’ont dans un premier temps fait que généraliser ce trait de figure de nos sociétés, notamment sur le plan économique. Internet a par exemple largement favorisé la désintermédiation dans le domaine du voyage et du tourisme ou bien dans celui de la distribution de certains logiciels ou jeux. Ainsi, la vente en ligne de billets d’avion par les compagnies aériennes provoque un phénomène de désintermédiation au détriment des agences de voyages traditionnelles.

Mais qu’en est-il de la société numérique actuelle ? Une marche de l’histoire lisse voudrait qu’internet nous ait d’ores et déjà permis l’aboutissement de ce phénomène, notamment avec le triomphe de la démocratie directe rendue possible grâce aux évolutions technologiques. Certains ont également vu dans l’invention de la cryptomonnaie comme les bitcoins une probable suppression imminente de toute autorité centrale et de contrôle des marchés financiers… Or, paradoxalement, en regardant de plus près, on s’aperçoit que la société numérique post-internet est plutôt caractérisée par un fort phénomène de ré-intermédiation.

En effet, au début des années 2010, dans un monde où les logiques marchandes — et notamment les techniques de publicité et de marketing — atteignent leur paroxysme, seules quelques grandes entreprises mondiales du tech semblent pouvoir se passer de la publicité. Le meilleur exemple ? Classé depuis plusieurs années dans le top 5 des marques les plus chères au monde[10], Google, ce moteur de recherche qu’on utilise tous les jours, n’a jamais eu besoin de passer par la publicité… Le fonctionnement inhérent de Google veut qu’il propose une fenêtre sur le monde : à une requête donnée, les fameux 10 ou 20 liens bleus qu’il affiche en SERP 1 permettent à l’homo numericus d’appréhender un fait, un phénomène ou un concept. Véritable façonneur de réalités, Google nous apparaît comme un intermédiaire par excellence. Mais ce n’est qu’un exemple. Si on regarde les NATU, on se rend compte que l’intermédiation est un trait de figure constant de l’économie numérique de ces vingt dernières années. Netflix, devenu désormais également producteur de contenus, a fait sa richesse en proposant une plateforme payante permettant la rencontre de l’offre et de la demande : ses abonnés consomment les films et les séries mis à disposition directement depuis leur canapé. Spotify, Deezer ? Rien que des intermédiaires permettant de réguler l’industrie musicale fortement impactée par le piratage et la violation des droits d’auteurs dans les premières années d’internet. Uber, Airbnb ? Toujours des plateformes permettant simplement le croisement de l’offre et de la demande…

Tous ces acteurs sont extrêmement influents sur les marchés financiers, avec des cotations impressionnantes. La société numérique devient ainsi une société de la ré-intermédiation, dans laquelle quelques acteurs qui façonnent nos usages, nos besoins et nos comportements captent la plupart de la richesse alors qu’ils ne produisent rien au sens de l’économie réelle.

Quel rapport avec le flux et les réseaux sociaux dont nous parlons depuis le début ? Eh bien, si nous exploitons l’hypothèse selon laquelle les réseaux sociaux ont très rapidement oublié leurs fonctions socio-techniques initiales pour se dédier fortement à la fonction sociale de partage de l’information, on se rend compte que ceux-ci ne sont qu’un intermédiaire de plus. Leur algorithmes savamment réfléchis font se rencontrer une offre — venant souvent des grands médias, mais également des leaders d’influence qui opèrent quant à eux une première sélection — et une demande concrétisée dans le besoin d’information de l’homo numericus… Dans tout cela, le flux n’est rien d’autre qu’un marché. Le snack content ? Des petits fruits exotiques qui sautent aux yeux… Le vrai problème ? Tous les stands sont la propriété de quelques géants qui décident du nombre et de la taille des produits qu’on peut y vendre, et surtout qui choisissent qui a le droit ou non d’étaler sa marchandise à la vue de tout le monde.

Et voilà, cette série d’articles dédiés au snack content est maintenant terminée ! Mais comme vous l’aurez peut-être constaté, j’ai profité de ce papier conclusif pour poser de nouvelles interrogations, lancer de nouvelles pistes de réflexion que je souhaite approfondir dans mes prochains articles… Stay tuned!

[1] C’est ce que nous avons appelé l’usage outrancier du snack content.

[2] D’autant plus que nous avons déterminé que le snack content était un enfant des médias sociaux !

[3] Titre de l’émission À PRÉSENT par Frédéric Worms qui reçoit le sociologue Gérard Bronner et le neurologue Lionel Naccache pour comprendre les mécanismes et interactions opérés entre cerveaux et réseaux, 22/01/2021, France Culture.

[4] Concept phare de la psychanalyse ; méthode d’investigation psychologique visant à élucider la signification inconsciente des conduites et dont le fondement se trouve dans la théorie de la vie psychique formulée par Freud. Dans la recherche du meilleur rendement, le marketing et la communication ont souvent été critiquées pour leur capacité à faire appel aux pulsions afin de “mieux vendre”. Pour en savoir plus, consultez l’article de Bernard Stiegler, « Prologue. Une pensée critique du marketing ».

[5] Dans la définition d’un de ses concepts phare — l’habitus, Pierre Bourdieu faisait appel à cette formulation : « l’habitus est un ensemble de dispositions durables et transposables, structure structurée prompte à fonctionner comme structure structurante ». Nous nous y référons de manière assez provocatrice pour essayer modestement de réfléchir le poids et les effets du numérique sur l’individu. Homo numericus… qu’est-ce que l’habitus numérique ?

[6] Voir les écrits de Lionel Naccache, neurologue à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière à Paris et chercheur en neurosciences cognitives au sein de l’unité Inserm Neuro-imagerie cognitive.

[7] Siècle Digital, La société numérique : réalités et perspectives.

[8]https://www.lepoint.fr/invites-du-point/philippe-labro/philippe-labro-sommes-nous-des-poissons-rouges-12-04-2019-2307254_1444.php

[9] fake news, deepfake, la comploto-sphère, polarisation… extrêmisme..

[10] Interbrand

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Georgiana Pricop

Smart citizen / « Citoyenne éclairée » passionate about digital humanities and writing.